Ray Bradbury
ZE FOFO :: Thème : Quel temps pour soi? :: Séquence 1 Représentations du temps :: Séance 4 Voyages dans le temps
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Ray Bradbury
Coup de tonnerre - Extraits étudiés
UN COUP DE TONNERRE (extraits)
(…) — Enfer et damnation, soupira Eckels, son mince visage éclairé par l’éclat de la Machine. Une vraie Machine à explorer le Temps ! » Il secoua la tête, « Mais j’y pense ! Si hier les élections avaient mal tourné, je devrais être ici actuellement en train de fuir les résultats. Dieu soit loué, Keith a vaincu. Ce sera un fameux président des États-Unis.
— Oui, approuva l’homme derrière le guichet. Nous l’avons échappé belle. Si Deutcher avait vaincu, nous aurions la pire des dictatures. Il est l’ennemi de tout ; militariste, antéchrist, hostile à tout ce qui est humain ou intellectuel. Des tas de gens sont venus nous voir, ici, pour rire soi-disant, mais c’était sérieux dans le fond. Ils disaient que si Deutcher devenait président, ils aimeraient mieux aller vivre en 1492. Évidemment, ce n’est pas notre métier de faire des caravanes de sauvetage, mais bien de préparer des parties de chasse. De toute façon, nous avons à présent Keith comme président. Tout ce dont vous avez à vous préoccuper aujourd’hui est de…
— Chasser mon dinosaure, conclut Eckels à sa place.
(…)
— Ceci, Mr Travis souligna ses paroles d’un large geste, c’est la jungle d’il y a soixante millions deux mille cinquante-cinq années avant le président Keith.
Il montra une passerelle métallique qui pénétrait dans une végétation sauvage, par-dessus les marais fumants de vapeur, parmi les fougères géantes et les palmiers.
— Et cela, dit-il, c’est la Passerelle posée à six pouces au-dessus de la terre. Elle ne touche ni fleur ni arbre, pas même un brin d’herbe. Elle est construite dans un métal « antigravitation ». Son but est de vous empêcher de toucher quoi que ce soit de ce monde du Passé. Restez sur la Passerelle. Ne la quittez pas. Je répète. Ne la quittez pas. Sous aucun prétexte. Si vous tombez au-dehors vous aurez une amende. Et ne tirez sur aucun animal à moins qu’on ne vous dise que vous pouvez le faire.
— Pourquoi ? demanda Eckels.
(…)
— Bon, expliqua Travis, supposons qu’accidentellement, nous détruisons une souris ici. Cela signifie que nous détruisons en même temps tous les descendants futurs de cette souris. C’est clair ?
— C’est clair.
— Et tous les descendants des descendants des descendants de cette souris aussi. D’un coup de pied malheureux, vous faites disparaître une, puis une douzaine, un millier, un million de souris à venir !
— Bon, disons qu’elles sont mortes, approuva Eckels, et puis ?
— Et puis ?… » Travis haussa tranquillement les épaules. « Eh bien, qu’arrivera-t-il des renards qui ont besoin de ces souris pour vivre ? Privé de la nourriture que représentent dix renards, un lion meurt de faim. Un lion de moins et toutes sortes d’insectes, des aigles, des millions d’êtres minuscules, sont voués à la destruction, au chaos. Et voici ce qui pourrait arriver cinquante-cinq millions d’années plus tard : un homme des cavernes – un parmi une douzaine dans le monde entier – va chasser, pour se nourrir, un sanglier ou un tigre ; mais vous, cher ami, vous avez détruit tous les tigres de cette région. En tuant une souris. Et l’homme des cavernes meurt de faim. Et cet homme des cavernes n’est pas un homme parmi tant d’autres. Non ! Il représente toute une nation à venir. De ses entrailles auraient pu naître dix fils. Et ceux-ci auraient eu, à leur tour, une centaine de fils à eux tous. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une civilisation naisse. Détruisez cet homme et vous détruisez une race, un peuple, toute une partie de l’histoire de l’humanité (…) Écrasez une souris et vous démolissez les Pyramides. Marchez sur une souris et vous laissez votre empreinte, telle une énorme crevasse, pour l’éternité. La reine Elisabeth pourrait ne jamais naître, Washington ne jamais traverser le Delaware, les États-Unis ne jamais figurer sur aucune carte géographique. Aussi, prenez garde. Restez sur la Passerelle. Ne faites pas un pas en dehors ! (…)
1999. 2000. 2055.
La Machine s’arrêta.
— Sortez, dit Travis.
Ils se trouvaient à nouveau dans la pièce d’où ils étaient partis. Elle était dans le même état où ils l’avaient laissée. Pas tout à fait le même cependant. Le même homme était bien assis derrière le guichet. Mais le guichet n’était pas tout à fait pareil lui non plus. (…)
— Ça va, Eckels, vous pouvez partir. Et ne revenez jamais ! » Eckels était incapable de bouger.
— Vous m’entendez, dit Travis. Que regardez-vous ainsi ?
Eckels debout humait l’air et dans l’air, il y avait quelque chose, une nuance nouvelle, une variation chimique, si subtile, si légère que seul le frémissement de ses sens alertés l’en avertissait. Les couleurs – blanc, gris, bleu, orange – des murs, des meubles, du ciel derrière les vitres, étaient… étaient…
On sentait quelque chose dans l’air. (…)
Hors de cette pièce, derrière ce mur, derrière cet homme qui n’était pas tout à fait le même homme, assis derrière ce guichet qui n’était pas tout à fait le même guichet… il y avait tout un monde d’êtres, de choses…
Comment se présentait ce monde nouveau, on ne pouvait le deviner. Il le sentait en mouvement, là, derrière les murs comme un jeu d’échecs dont les pièces étaient poussées par un souffle violent.
Mais un changement était visible déjà : l’écriteau imprimé, sur le mur, celui-là même qu’il avait lu tantôt, lorsqu’il avait pénétré pour la première fois dans ce bureau. On y lisait :
Soc. La chas à traver les âge
Parti de chas dans le Passé
Vou choisises l’animal.
Nou vou transportons.
Vou le tuez.
Eckels se laissa choir dans un fauteuil. Il se mit à gratter comme un fou la boue épaisse de ses chaussures. Il recueillit en tremblant une motte de terre. « Non, cela ne peut être. Non, pas une petite chose comme celle-ci.
Non !… »
Enchâssé dans la boue, jetant des éclairs verts, or et noirs, il y avait un papillon admirable et, bel et bien, mort.
— Pas une petite bête pareille, pas un papillon ! s’écria Eckels.
Une chose exquise tomba sur le sol, une petite chose qui aurait à peine fait pencher une balance, à peine renversé une pièce de domino, puis une rangée de pièces de plus en plus grandes, gigantesques, à travers les années et dans la suite des Temps. Eckels sentit sa tête tourner. Non, cela ne pouvait changer les choses. Tuer un papillon ne pouvait avoir une telle importance.
Et si pourtant cela était ?
Il sentit son visage se glacer. Les lèvres tremblantes, il demanda :
— Qui… qui a vaincu aux élections présidentielles hier ? L’homme derrière le guichet éclata de rire. « Vous vous moquez de moi ? Vous le savez bien. Deutcher naturellement ! Qui auriez-vous voulu d’autre ? Pas cette sacrée chiffe molle de Keith. Nous avons enfin un homme à poigne, un homme qui a du cœur au ventre, pardieu ! » L’employé s’arrêta. « Quelque chose ne va pas ? » Eckels balbutia, tomba à genoux. À quatre pattes, les doigts tremblants, il cherchait à saisir le papillon doré. « Ne pourrions-nous pas !… » Il essayait de se convaincre lui-même, de convaincre le monde entier, les employés, la Machine. « Ne pourrions-nous pas le ramener là-bas, lui rendre la vie ? Ne pourrions-nous pas recommencer ? Ne pourrions-nous… »
Il ne bougeait plus. Les yeux fermés, tremblant, il attendait. Il entendit le souffle lourd de Travis à travers la pièce, il l’entendit prendre la carabine, lever le cran d’arrêt, épauler l’arme.
Il y eut un coup de tonnerre.
Ray Bradbury
Les Pommes d'or du soleil, « Un coup de tonnerre », traduction de Richard Négrou, Éditions Denoël, 1956.
Coup de tonnerre audio
Coup de tonnerre - film
Coup de tonnerre (anglais)
Farhenheit 451
Résumé
Livre audio
Fahrenheit 451 : le concert fiction de France Culture (intégrale)
UN COUP DE TONNERRE (extraits)
(…) — Enfer et damnation, soupira Eckels, son mince visage éclairé par l’éclat de la Machine. Une vraie Machine à explorer le Temps ! » Il secoua la tête, « Mais j’y pense ! Si hier les élections avaient mal tourné, je devrais être ici actuellement en train de fuir les résultats. Dieu soit loué, Keith a vaincu. Ce sera un fameux président des États-Unis.
— Oui, approuva l’homme derrière le guichet. Nous l’avons échappé belle. Si Deutcher avait vaincu, nous aurions la pire des dictatures. Il est l’ennemi de tout ; militariste, antéchrist, hostile à tout ce qui est humain ou intellectuel. Des tas de gens sont venus nous voir, ici, pour rire soi-disant, mais c’était sérieux dans le fond. Ils disaient que si Deutcher devenait président, ils aimeraient mieux aller vivre en 1492. Évidemment, ce n’est pas notre métier de faire des caravanes de sauvetage, mais bien de préparer des parties de chasse. De toute façon, nous avons à présent Keith comme président. Tout ce dont vous avez à vous préoccuper aujourd’hui est de…
— Chasser mon dinosaure, conclut Eckels à sa place.
(…)
— Ceci, Mr Travis souligna ses paroles d’un large geste, c’est la jungle d’il y a soixante millions deux mille cinquante-cinq années avant le président Keith.
Il montra une passerelle métallique qui pénétrait dans une végétation sauvage, par-dessus les marais fumants de vapeur, parmi les fougères géantes et les palmiers.
— Et cela, dit-il, c’est la Passerelle posée à six pouces au-dessus de la terre. Elle ne touche ni fleur ni arbre, pas même un brin d’herbe. Elle est construite dans un métal « antigravitation ». Son but est de vous empêcher de toucher quoi que ce soit de ce monde du Passé. Restez sur la Passerelle. Ne la quittez pas. Je répète. Ne la quittez pas. Sous aucun prétexte. Si vous tombez au-dehors vous aurez une amende. Et ne tirez sur aucun animal à moins qu’on ne vous dise que vous pouvez le faire.
— Pourquoi ? demanda Eckels.
(…)
— Bon, expliqua Travis, supposons qu’accidentellement, nous détruisons une souris ici. Cela signifie que nous détruisons en même temps tous les descendants futurs de cette souris. C’est clair ?
— C’est clair.
— Et tous les descendants des descendants des descendants de cette souris aussi. D’un coup de pied malheureux, vous faites disparaître une, puis une douzaine, un millier, un million de souris à venir !
— Bon, disons qu’elles sont mortes, approuva Eckels, et puis ?
— Et puis ?… » Travis haussa tranquillement les épaules. « Eh bien, qu’arrivera-t-il des renards qui ont besoin de ces souris pour vivre ? Privé de la nourriture que représentent dix renards, un lion meurt de faim. Un lion de moins et toutes sortes d’insectes, des aigles, des millions d’êtres minuscules, sont voués à la destruction, au chaos. Et voici ce qui pourrait arriver cinquante-cinq millions d’années plus tard : un homme des cavernes – un parmi une douzaine dans le monde entier – va chasser, pour se nourrir, un sanglier ou un tigre ; mais vous, cher ami, vous avez détruit tous les tigres de cette région. En tuant une souris. Et l’homme des cavernes meurt de faim. Et cet homme des cavernes n’est pas un homme parmi tant d’autres. Non ! Il représente toute une nation à venir. De ses entrailles auraient pu naître dix fils. Et ceux-ci auraient eu, à leur tour, une centaine de fils à eux tous. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une civilisation naisse. Détruisez cet homme et vous détruisez une race, un peuple, toute une partie de l’histoire de l’humanité (…) Écrasez une souris et vous démolissez les Pyramides. Marchez sur une souris et vous laissez votre empreinte, telle une énorme crevasse, pour l’éternité. La reine Elisabeth pourrait ne jamais naître, Washington ne jamais traverser le Delaware, les États-Unis ne jamais figurer sur aucune carte géographique. Aussi, prenez garde. Restez sur la Passerelle. Ne faites pas un pas en dehors ! (…)
1999. 2000. 2055.
La Machine s’arrêta.
— Sortez, dit Travis.
Ils se trouvaient à nouveau dans la pièce d’où ils étaient partis. Elle était dans le même état où ils l’avaient laissée. Pas tout à fait le même cependant. Le même homme était bien assis derrière le guichet. Mais le guichet n’était pas tout à fait pareil lui non plus. (…)
— Ça va, Eckels, vous pouvez partir. Et ne revenez jamais ! » Eckels était incapable de bouger.
— Vous m’entendez, dit Travis. Que regardez-vous ainsi ?
Eckels debout humait l’air et dans l’air, il y avait quelque chose, une nuance nouvelle, une variation chimique, si subtile, si légère que seul le frémissement de ses sens alertés l’en avertissait. Les couleurs – blanc, gris, bleu, orange – des murs, des meubles, du ciel derrière les vitres, étaient… étaient…
On sentait quelque chose dans l’air. (…)
Hors de cette pièce, derrière ce mur, derrière cet homme qui n’était pas tout à fait le même homme, assis derrière ce guichet qui n’était pas tout à fait le même guichet… il y avait tout un monde d’êtres, de choses…
Comment se présentait ce monde nouveau, on ne pouvait le deviner. Il le sentait en mouvement, là, derrière les murs comme un jeu d’échecs dont les pièces étaient poussées par un souffle violent.
Mais un changement était visible déjà : l’écriteau imprimé, sur le mur, celui-là même qu’il avait lu tantôt, lorsqu’il avait pénétré pour la première fois dans ce bureau. On y lisait :
Soc. La chas à traver les âge
Parti de chas dans le Passé
Vou choisises l’animal.
Nou vou transportons.
Vou le tuez.
Eckels se laissa choir dans un fauteuil. Il se mit à gratter comme un fou la boue épaisse de ses chaussures. Il recueillit en tremblant une motte de terre. « Non, cela ne peut être. Non, pas une petite chose comme celle-ci.
Non !… »
Enchâssé dans la boue, jetant des éclairs verts, or et noirs, il y avait un papillon admirable et, bel et bien, mort.
— Pas une petite bête pareille, pas un papillon ! s’écria Eckels.
Une chose exquise tomba sur le sol, une petite chose qui aurait à peine fait pencher une balance, à peine renversé une pièce de domino, puis une rangée de pièces de plus en plus grandes, gigantesques, à travers les années et dans la suite des Temps. Eckels sentit sa tête tourner. Non, cela ne pouvait changer les choses. Tuer un papillon ne pouvait avoir une telle importance.
Et si pourtant cela était ?
Il sentit son visage se glacer. Les lèvres tremblantes, il demanda :
— Qui… qui a vaincu aux élections présidentielles hier ? L’homme derrière le guichet éclata de rire. « Vous vous moquez de moi ? Vous le savez bien. Deutcher naturellement ! Qui auriez-vous voulu d’autre ? Pas cette sacrée chiffe molle de Keith. Nous avons enfin un homme à poigne, un homme qui a du cœur au ventre, pardieu ! » L’employé s’arrêta. « Quelque chose ne va pas ? » Eckels balbutia, tomba à genoux. À quatre pattes, les doigts tremblants, il cherchait à saisir le papillon doré. « Ne pourrions-nous pas !… » Il essayait de se convaincre lui-même, de convaincre le monde entier, les employés, la Machine. « Ne pourrions-nous pas le ramener là-bas, lui rendre la vie ? Ne pourrions-nous pas recommencer ? Ne pourrions-nous… »
Il ne bougeait plus. Les yeux fermés, tremblant, il attendait. Il entendit le souffle lourd de Travis à travers la pièce, il l’entendit prendre la carabine, lever le cran d’arrêt, épauler l’arme.
Il y eut un coup de tonnerre.
Ray Bradbury
Les Pommes d'or du soleil, « Un coup de tonnerre », traduction de Richard Négrou, Éditions Denoël, 1956.
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Farhenheit 451
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