Lectures annexes
ZE FOFO :: Thème : Quel temps pour soi? :: Séquence 3 Prendre son temps :: Séance 2 L'art de perdre son temps :: Activité 2
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Lectures annexes
• L’art d’être heureux à Rome, Latin, Tle, Hatier, les Belles lettres, P 32, Céline Le Floch, Christine Tardiveau
Otium et negotium
· Les citoyens romains, comme les citoyens grecs, se reposent sur leurs esclaves pour les tâches pénibles, quotidiennes. Le travail, negotium, est en effet mal vu dans l'Antiquité, mis à part l'action politique (exercice de la citoyenneté) ou militaire. Les Romains libres, les cives, ne travaillent donc pas de leurs mains et ne se consacrent qu'à leurs occupations politiques et à leurs affaires privées.
Un civis romanus a, en effet, des droits politiques (jura publica), des droits civils (jura privata), mais également des charges de citoyen (munera). En se libérant des tâches ingrates, il dispose de tout le temps nécessaire pour jouer son rôle de citoyen à part entière en participant aux affaires de la cité. Ainsi la matinée d'un riche citoyen romain est consacrée à la réception des clients, celle d'un magistrat aux affaires publiques, au service de l'État, celle d'un commerçant ou d'un financier aux affaires privées. Le citoyen se rend également sur le forum pour y traiter des affaires politiques.
· L'engagement dans la vie publique constitue donc une obligation pour le civis romarins. La «journée de travail» d'un citoyen se termine à midi, ce qui lui laisse du temps pour se consacrer à autre chose : bains dans les thermes publics où l'on discute, jeux, réunions privées, participation aux fêtes religieuses, aux spectacles. Les citoyens disposent donc de temps pour étudier, lire, se livrer à la contemplation. Ces occupations se trouvent réunies sous le terme d'otium.
Concilier la vie de citoyen et la vie « intérieure »
· Être citoyen est-il alors compatible avec une recherche personnelle du bonheur ? En effet, les obligations du citoyen l'éloignent, bien souvent, de la tranquillité et de la sérénité nécessaires pour atteindre la plénitude, synonyme du bonheur. L'otium dont disposent les riches Romains leur permet cependant de bénéficier de temps pour réfléchir à ces questions personnelles, pour faire des choix de vie en adéquation avec leurs aspirations.
· Ainsi, l'épanouissement individuel d'un citoyen romain semble assuré par l'organisation de la journée, qui ménage des temps d'action et des temps de retour sur soi. Les échanges entre amis, les lectures (recitationes) publiques ou privées contribuent à la confrontation des idées dont les Romains, exercés très tôt à l'art de la délibération, sont très friands.
• Jérôme Lèbre, Éloge de l'immobilité, 2018
Vous êtes comme moi: vous ne tenez pas en place, on vous l'a souvent dit, mais maintenant vous êtes immobile, sinon vous ne pourriez pas me lire, de même qu'il faut que je reste immobile pour écrire. Il est vrai que nous ne sommes pas dans le même présent, peut-être que vous êtes en train de faire votre footing matinal pendant que je vous écris et que je ferai le mien quand vous me lirez, mais nous partageons tout de même le fait d'être maintenus en face de ce texte. Nous formons avec bien d'autres une communauté ouverte, instable, aussi dyna¬mique qu'une autre, peut-être plus, une communauté d'immobiles.
[…] Vous me dites que vous vous agitez même quand vous lisez, vous bougez la tête, les bras, les jambes ; je suis entièrement d'accord avec vous: nous essayons de nous tenir tranquilles mais tant que nous sommes vivants (vous l'êtes; je le suis peut-être encore), cette immobilité demande un effort, une tenue, une station ; et cela que l'on soit debout, assis, ou même couché. Vous me dites que la lecture est cinq fois plus rapide que l'écoute parce que vos yeux parcourent les lignes à toute vitesse. Mais vos yeux, vous le savez, lisent par saccades, ils bougent pendant une vingtaine de millisecondes avant de s'arrêter sur le texte pendant deux cents millisecondes environ. Ces pauses, que les spécialistes nomment aussi des stations, occupent 90 % de votre temps de lecture. Vous savez bien aussi que vous ne verriez rien d'un film si l'image défilait en continu: la caméra et le projecteur s'arrêtent vingt-quatre fois par seconde pour vous donner l'illusion du mouvement. Vous me parlez du balayage continu de l'image numérique ; je vous rappelle les arrêts sur image, les tableaux vivants, tous ces moments si importants où le sens d'un film s'intensifie et où le cinéma se rapproche des autres arts (peinture, sculpture, photographie, mais aussi danse et théâtre, où l'immobilité joue un rôle majeur) parce qu'il fige l'événement, le rend instantané.
Vous me rappelez alors que notre monde est de plus en plus rapide, que l'histoire comme le quotidien se remplissent d'événements divers, que le temps même s'accélère, tout comme les transports et les communications qui ont fait de ce monde un village. Mais vous êtes comme moi : vous avez entendu ce discours tellement de fois que vous vous demandez comment on peut encore le tenir, le tenir vraiment, c'est-à-dire aussi le faire sien. Il est plein d'incohérences : le temps ne peut accélérer s'il n'est pas mis en relation avec le parcours d'une distance ; or ce sont les transports et les communications qui nous immobilisent le plus: nous sommes maintenus par une ceinture dans une voiture ou un avion, nous pouvons lire dans un avion ou un train, et bien heureux quand la possibilité de communiquer à distance ne rend pas voyages et rencontres inutiles, ou quand l'avion n'est pas cloué au sol par le trafic, quand il n'y a pas d'embouteillages sur la route ou de pannes de signalisation qui figent les TGV.
Vous êtes comme moi: vous savez qu'arriver à rester immobile est une sorte de défi impossible à tenir, que des siècles de culture orientale et occidentale ont tenté de relever ce défi en décrivant et en valorisant des postures de méditation, de prière, d'apprentissage; vous savez en même temps qu'il n'y a rien de plus redoutable que l'immobilisation, la paralysie, et que pour punir on n'a rien trouvé de mieux que de priver de mouvement, que c'est le mieux — et le pire —, que c'est bien mieux que la torture, mais que cela peut aller jusqu'à la pire des tortures (carcans, croix, tripalium, cet instrument immobilisant qui a donné son nom au travail, etc.); vous savez que vous êtes immobilisé, comme vos yeux en train de lire, pendant 90 % de votre temps (comptez le temps de sommeil, ajoutez-y le temps passé assis dans la journée, ou debout à attendre, pensez à l'enfant que vous étiez sur les bancs de l'école). Vous vous demandez également si «nous» avançons vraiment, si nous sommes en marche, si l'histoire n'est pas plutôt suspendue, en attente de quelque chose. Je vous suis.
De nos jours, la procrastination est vue comme un handicap, presque une tare sociale dont on s’avoue victime en baissant honteusement la tête, tel un lépreux improductif. Comme le laisse entendre Tim Urban, auteur du blog « Wait but why », le procrastinateur abriterait dans son cerveau un « singe de gratification instantanée » piratant sans cesse son système de prises de décisions rationnelles.
Au quotidien, sous l’influence de ce macaque inconséquent, c’est avec une culpabilité latente que l’on se livre aux virées sans fin sur Instagram, à la lecture interminable de pages Wikipédia, aux recherches « ulysséennes » de destinations week-ends sur Airbnb. Autant d’activités menées de front durant les heures de travail dans une ambiance de semi-clandestinité dommageable pour les nerfs.
Culpabilité
Lorsqu’on remet consciencieusement à demain ce que l’on pourrait faire aujourd’hui, on a toujours ce sentiment désagréable d’être un adolescent contraint de camoufler aux yeux de parents puritains une coupable activité masturbatoire. N’est-il pas curieux de se sentir ainsi en faute alors que l’on est simplement en train de mettre son esprit au repos ? Rappelons que certains vont jusqu’à rapprocher le mot « travail » du latin tripalium, nom d’un instrument de torture…
A la lumière crue de cette exhumation étymologique parfois contestée, il est donc grand temps de réviser nos a priori : non, la procrastination ne doit plus être envisagée comme l’expression d’une inadaptation sociale, mais plutôt comme un signe enviable de bonne santé mentale. D’après une étude menée par la revue Computers in Human Behavior, le fait de regarder des vidéos de chats permettrait notamment de dissiper les émotions négatives et de provoquer un regain d’énergie chez le travailleur.
Distraction = concentration
Si elle ne devient pas un moyen de fuir nos responsabilités mais uniquement de les différer, la procrastination est sans doute la meilleure réponse qui soit à l’accélération du temps productif. « Distraction is the new concentration », professe même le poète américain Kenneth Goldsmith, qui propose, dans le cadre de l’université de Pennsylvanie, des cours de cyber-glandouille intitulés « Wasting Time on the Internet ».
Flâner sur le Web serait, pour Goldsmith, le moyen d’élargir son horizon créatif, de s’ouvrir à des sphères inexplorées de son propre inconscient et de cultiver sa capacité à tisser des liens inattendus, ce qui pourrait constituer une bonne définition de ce qu’est l’intelligence.
En ce qui me concerne, j’ai transformé ma tendance à la procrastination en véritable méthode de travail. Tel Lance Armstrong pratiquant l’autotransfusion sanguine, mon « moi présent » a ainsi pour habitude de déléguer à mon « moi futur » les tâches qui lui incombent, en vue de susciter in fine un état de transe productif pareil au coup de pédale qui permet de partir sans effort à l’assaut de l’Alpe-d’Huez. Est-ce que ça marche vraiment ? Permettez-moi de ne pas conclure dans la précipitation et de terminer auparavant le visionnage de ce passionnant documentaire : L’Histoire cachée de la Grande Muraille de Chine
• Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, « Cinquième promenade », 1782.
Rousseau évoque les deux mois qu’il a passés dans l’île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne, en Suisse. Il vient d’expliquer pourquoi ce séjour compte parmi les moments les plus heureux de sa vie. Il y a goûté pleinement ce qu’il appelle « le précieux farniente ».
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac et la fraîcheur.
On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage 1 moderne, et enfin l’on s’allait coucher content de sa journée et n’en désirant qu’une semblable pour le lendemain.
1 Tortillage : ici, recherche voire prétention.
• Dany Laferrière, « Éloge de la lenteur », 2011.
Dany Laferrière est un écrivain d’origine haïtienne, vivant au Québec, et membre de l’Académie française depuis 2013. Dans les lignes qui précèdent, il a exprimé son étonnement devant l’impatience dont font preuve les hommes en maintes circonstances, et par exemple au volant de leur voiture. C’est pourquoi il propose de « ralentir ».
Le mot d’ordre : ralentir. Ce qui est merveilleux c'est qu'en ralentissant on parvient enfin à mieux apprécier le paysage, et à s'intéresser à autre chose qu'à nous-mêmes.
Jusqu'à se faire avaler par le grand spectacle du monde avec les arbres, les gens, les sentiments, tout ce qui vibre en ce moment autour de nous. Mais pour mesurer une pareille ardeur, il faut ralentir. Je ne pense pas que tout le monde devrait ralentir sinon on perdrait un élément inhérent à la vie : la vitesse. Cette folie qui nous fait croire que tous ceux qui ne vivent pas à notre rythme mènent une vie médiocre. Je me souviens de cet après-midi sans fin où je me trouvais sur la galerie de la maison de Petit-Goâve3 avec ma grand-mère. Sans rien à faire depuis trois heures : elle dégustant son café, et, moi, observant les fourmis en train de dévorer un papillon mort. Arrive alors une voiture, couverte de poussière, venant de la capitale, qui passe sans même ralentir. J'ai eu le temps de croiser le regard de commisération de la femme assise à l'arrière. Elle semblait se demander quel goût pourrait avoir une vie sans cinéma, ni télévision, ni théâtre, ni danse contemporaine, ni festival de littérature, ni voyage, ni révolution ? Eh bien, il reste la vie nue. Mais à l'époque j'étais si pris par mon enfance que je ne m'étais pas aperçu qu'il me manquait de tels gadgets. Cette femme, dans la voiture poussiéreuse, n'avait pas remarqué qu'il se jouait, sur cette petite galerie, un spectacle pas moins absorbant que celui de la grande ville. J'observais les fourmis tandis que ma grand-mère me regardait.
Je me sentais protégé par son doux sourire. La voiture pouvait poursuivre son chemin vers je ne sais quelle destination. Il reste cette scène qui traîne dans ma mémoire encore éblouie : celle d'une grand-mère et de son petit-fils figés dans l'éternel été de l'enfance. Nous ne faisions rien de mal cet après-midi-là.
• Denis Grozdanovitch, Petit éloge du temps comme il va, 2014.
Dès le début de cet essai, Denis Grozdanovitch explique sa philosophie : apprendre à apprécier le temps qu’il fait et le temps qui passe. Juste avant l'extrait proposé, l'auteur a exposé le vif plaisir qu’il éprouve à observer et contempler les nuages.
Il suffit de nos jours, en revanche, de déambuler dans les rues d'une ville – a fortiori en Amérique du Nord comme je viens de le faire récemment – pour constater à quel point nos contemporains ne risquent nullement de s'évaporer dans les nuées, si splendides puissent-elles être parfois ; les yeux rivés comme ils le sont sur leurs écrans miniatures transportables, ou bien encore le regard accaparé par le pilotage de leurs engins au beau milieu du trafic intense, arborant des mines soucieuses et concentrées vers l'ici-bas le plus trivial, si peu enclins, en bref, à goûter un tant soit peu le « temps qu'il fait » !
La réalité, hélas, est sans doute que le souci moderne est devenu progressivement une sorte d'impératif catégorique dont toute tentative de s'extirper est aussitôt taxée d'irresponsable légèreté. Seuls quelques réfractaires, artistes déjantés ou autres poètes lunatiques, paisiblement asociaux – inconscients pour la plupart d'être en train de braver un interdit latent –, osent encore lorgner du coin de l’œil l'évolution des nuées, et cela dans l'espace fort restreint qui leur est encore alloué entre les cimaises de nos gigantesques immeubles. Mais la plupart d'entre nous, fonçant tête baissée comme nous en avons désormais pris le pli vers nos trépidantes activités, sommes si étroitement inféodés au diktat du souci utilitaire, au seul impératif économique, que nous n'avons aucunement le loisir de connaître la teneur de nos désirs véritables, ni la liberté mentale d'examiner si nous sacrifions ou non nos heures et nos journées à un bonheur factice.
Otium et negotium
· Les citoyens romains, comme les citoyens grecs, se reposent sur leurs esclaves pour les tâches pénibles, quotidiennes. Le travail, negotium, est en effet mal vu dans l'Antiquité, mis à part l'action politique (exercice de la citoyenneté) ou militaire. Les Romains libres, les cives, ne travaillent donc pas de leurs mains et ne se consacrent qu'à leurs occupations politiques et à leurs affaires privées.
Un civis romanus a, en effet, des droits politiques (jura publica), des droits civils (jura privata), mais également des charges de citoyen (munera). En se libérant des tâches ingrates, il dispose de tout le temps nécessaire pour jouer son rôle de citoyen à part entière en participant aux affaires de la cité. Ainsi la matinée d'un riche citoyen romain est consacrée à la réception des clients, celle d'un magistrat aux affaires publiques, au service de l'État, celle d'un commerçant ou d'un financier aux affaires privées. Le citoyen se rend également sur le forum pour y traiter des affaires politiques.
· L'engagement dans la vie publique constitue donc une obligation pour le civis romarins. La «journée de travail» d'un citoyen se termine à midi, ce qui lui laisse du temps pour se consacrer à autre chose : bains dans les thermes publics où l'on discute, jeux, réunions privées, participation aux fêtes religieuses, aux spectacles. Les citoyens disposent donc de temps pour étudier, lire, se livrer à la contemplation. Ces occupations se trouvent réunies sous le terme d'otium.
Concilier la vie de citoyen et la vie « intérieure »
· Être citoyen est-il alors compatible avec une recherche personnelle du bonheur ? En effet, les obligations du citoyen l'éloignent, bien souvent, de la tranquillité et de la sérénité nécessaires pour atteindre la plénitude, synonyme du bonheur. L'otium dont disposent les riches Romains leur permet cependant de bénéficier de temps pour réfléchir à ces questions personnelles, pour faire des choix de vie en adéquation avec leurs aspirations.
· Ainsi, l'épanouissement individuel d'un citoyen romain semble assuré par l'organisation de la journée, qui ménage des temps d'action et des temps de retour sur soi. Les échanges entre amis, les lectures (recitationes) publiques ou privées contribuent à la confrontation des idées dont les Romains, exercés très tôt à l'art de la délibération, sont très friands.
• Jérôme Lèbre, Éloge de l'immobilité, 2018
Vous êtes comme moi: vous ne tenez pas en place, on vous l'a souvent dit, mais maintenant vous êtes immobile, sinon vous ne pourriez pas me lire, de même qu'il faut que je reste immobile pour écrire. Il est vrai que nous ne sommes pas dans le même présent, peut-être que vous êtes en train de faire votre footing matinal pendant que je vous écris et que je ferai le mien quand vous me lirez, mais nous partageons tout de même le fait d'être maintenus en face de ce texte. Nous formons avec bien d'autres une communauté ouverte, instable, aussi dyna¬mique qu'une autre, peut-être plus, une communauté d'immobiles.
[…] Vous me dites que vous vous agitez même quand vous lisez, vous bougez la tête, les bras, les jambes ; je suis entièrement d'accord avec vous: nous essayons de nous tenir tranquilles mais tant que nous sommes vivants (vous l'êtes; je le suis peut-être encore), cette immobilité demande un effort, une tenue, une station ; et cela que l'on soit debout, assis, ou même couché. Vous me dites que la lecture est cinq fois plus rapide que l'écoute parce que vos yeux parcourent les lignes à toute vitesse. Mais vos yeux, vous le savez, lisent par saccades, ils bougent pendant une vingtaine de millisecondes avant de s'arrêter sur le texte pendant deux cents millisecondes environ. Ces pauses, que les spécialistes nomment aussi des stations, occupent 90 % de votre temps de lecture. Vous savez bien aussi que vous ne verriez rien d'un film si l'image défilait en continu: la caméra et le projecteur s'arrêtent vingt-quatre fois par seconde pour vous donner l'illusion du mouvement. Vous me parlez du balayage continu de l'image numérique ; je vous rappelle les arrêts sur image, les tableaux vivants, tous ces moments si importants où le sens d'un film s'intensifie et où le cinéma se rapproche des autres arts (peinture, sculpture, photographie, mais aussi danse et théâtre, où l'immobilité joue un rôle majeur) parce qu'il fige l'événement, le rend instantané.
Vous me rappelez alors que notre monde est de plus en plus rapide, que l'histoire comme le quotidien se remplissent d'événements divers, que le temps même s'accélère, tout comme les transports et les communications qui ont fait de ce monde un village. Mais vous êtes comme moi : vous avez entendu ce discours tellement de fois que vous vous demandez comment on peut encore le tenir, le tenir vraiment, c'est-à-dire aussi le faire sien. Il est plein d'incohérences : le temps ne peut accélérer s'il n'est pas mis en relation avec le parcours d'une distance ; or ce sont les transports et les communications qui nous immobilisent le plus: nous sommes maintenus par une ceinture dans une voiture ou un avion, nous pouvons lire dans un avion ou un train, et bien heureux quand la possibilité de communiquer à distance ne rend pas voyages et rencontres inutiles, ou quand l'avion n'est pas cloué au sol par le trafic, quand il n'y a pas d'embouteillages sur la route ou de pannes de signalisation qui figent les TGV.
Vous êtes comme moi: vous savez qu'arriver à rester immobile est une sorte de défi impossible à tenir, que des siècles de culture orientale et occidentale ont tenté de relever ce défi en décrivant et en valorisant des postures de méditation, de prière, d'apprentissage; vous savez en même temps qu'il n'y a rien de plus redoutable que l'immobilisation, la paralysie, et que pour punir on n'a rien trouvé de mieux que de priver de mouvement, que c'est le mieux — et le pire —, que c'est bien mieux que la torture, mais que cela peut aller jusqu'à la pire des tortures (carcans, croix, tripalium, cet instrument immobilisant qui a donné son nom au travail, etc.); vous savez que vous êtes immobilisé, comme vos yeux en train de lire, pendant 90 % de votre temps (comptez le temps de sommeil, ajoutez-y le temps passé assis dans la journée, ou debout à attendre, pensez à l'enfant que vous étiez sur les bancs de l'école). Vous vous demandez également si «nous» avançons vraiment, si nous sommes en marche, si l'histoire n'est pas plutôt suspendue, en attente de quelque chose. Je vous suis.
- Nicolas Santolaria, Éloge de la paresse au bureau, Le Monde, 27 novembre 2017
De nos jours, la procrastination est vue comme un handicap, presque une tare sociale dont on s’avoue victime en baissant honteusement la tête, tel un lépreux improductif. Comme le laisse entendre Tim Urban, auteur du blog « Wait but why », le procrastinateur abriterait dans son cerveau un « singe de gratification instantanée » piratant sans cesse son système de prises de décisions rationnelles.
Au quotidien, sous l’influence de ce macaque inconséquent, c’est avec une culpabilité latente que l’on se livre aux virées sans fin sur Instagram, à la lecture interminable de pages Wikipédia, aux recherches « ulysséennes » de destinations week-ends sur Airbnb. Autant d’activités menées de front durant les heures de travail dans une ambiance de semi-clandestinité dommageable pour les nerfs.
Culpabilité
Lorsqu’on remet consciencieusement à demain ce que l’on pourrait faire aujourd’hui, on a toujours ce sentiment désagréable d’être un adolescent contraint de camoufler aux yeux de parents puritains une coupable activité masturbatoire. N’est-il pas curieux de se sentir ainsi en faute alors que l’on est simplement en train de mettre son esprit au repos ? Rappelons que certains vont jusqu’à rapprocher le mot « travail » du latin tripalium, nom d’un instrument de torture…
A la lumière crue de cette exhumation étymologique parfois contestée, il est donc grand temps de réviser nos a priori : non, la procrastination ne doit plus être envisagée comme l’expression d’une inadaptation sociale, mais plutôt comme un signe enviable de bonne santé mentale. D’après une étude menée par la revue Computers in Human Behavior, le fait de regarder des vidéos de chats permettrait notamment de dissiper les émotions négatives et de provoquer un regain d’énergie chez le travailleur.
Distraction = concentration
Si elle ne devient pas un moyen de fuir nos responsabilités mais uniquement de les différer, la procrastination est sans doute la meilleure réponse qui soit à l’accélération du temps productif. « Distraction is the new concentration », professe même le poète américain Kenneth Goldsmith, qui propose, dans le cadre de l’université de Pennsylvanie, des cours de cyber-glandouille intitulés « Wasting Time on the Internet ».
Flâner sur le Web serait, pour Goldsmith, le moyen d’élargir son horizon créatif, de s’ouvrir à des sphères inexplorées de son propre inconscient et de cultiver sa capacité à tisser des liens inattendus, ce qui pourrait constituer une bonne définition de ce qu’est l’intelligence.
En ce qui me concerne, j’ai transformé ma tendance à la procrastination en véritable méthode de travail. Tel Lance Armstrong pratiquant l’autotransfusion sanguine, mon « moi présent » a ainsi pour habitude de déléguer à mon « moi futur » les tâches qui lui incombent, en vue de susciter in fine un état de transe productif pareil au coup de pédale qui permet de partir sans effort à l’assaut de l’Alpe-d’Huez. Est-ce que ça marche vraiment ? Permettez-moi de ne pas conclure dans la précipitation et de terminer auparavant le visionnage de ce passionnant documentaire : L’Histoire cachée de la Grande Muraille de Chine
• Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, « Cinquième promenade », 1782.
Rousseau évoque les deux mois qu’il a passés dans l’île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne, en Suisse. Il vient d’expliquer pourquoi ce séjour compte parmi les moments les plus heureux de sa vie. Il y a goûté pleinement ce qu’il appelle « le précieux farniente ».
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort.
Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l’air du lac et la fraîcheur.
On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage 1 moderne, et enfin l’on s’allait coucher content de sa journée et n’en désirant qu’une semblable pour le lendemain.
1 Tortillage : ici, recherche voire prétention.
• Dany Laferrière, « Éloge de la lenteur », 2011.
Dany Laferrière est un écrivain d’origine haïtienne, vivant au Québec, et membre de l’Académie française depuis 2013. Dans les lignes qui précèdent, il a exprimé son étonnement devant l’impatience dont font preuve les hommes en maintes circonstances, et par exemple au volant de leur voiture. C’est pourquoi il propose de « ralentir ».
Le mot d’ordre : ralentir. Ce qui est merveilleux c'est qu'en ralentissant on parvient enfin à mieux apprécier le paysage, et à s'intéresser à autre chose qu'à nous-mêmes.
Jusqu'à se faire avaler par le grand spectacle du monde avec les arbres, les gens, les sentiments, tout ce qui vibre en ce moment autour de nous. Mais pour mesurer une pareille ardeur, il faut ralentir. Je ne pense pas que tout le monde devrait ralentir sinon on perdrait un élément inhérent à la vie : la vitesse. Cette folie qui nous fait croire que tous ceux qui ne vivent pas à notre rythme mènent une vie médiocre. Je me souviens de cet après-midi sans fin où je me trouvais sur la galerie de la maison de Petit-Goâve3 avec ma grand-mère. Sans rien à faire depuis trois heures : elle dégustant son café, et, moi, observant les fourmis en train de dévorer un papillon mort. Arrive alors une voiture, couverte de poussière, venant de la capitale, qui passe sans même ralentir. J'ai eu le temps de croiser le regard de commisération de la femme assise à l'arrière. Elle semblait se demander quel goût pourrait avoir une vie sans cinéma, ni télévision, ni théâtre, ni danse contemporaine, ni festival de littérature, ni voyage, ni révolution ? Eh bien, il reste la vie nue. Mais à l'époque j'étais si pris par mon enfance que je ne m'étais pas aperçu qu'il me manquait de tels gadgets. Cette femme, dans la voiture poussiéreuse, n'avait pas remarqué qu'il se jouait, sur cette petite galerie, un spectacle pas moins absorbant que celui de la grande ville. J'observais les fourmis tandis que ma grand-mère me regardait.
Je me sentais protégé par son doux sourire. La voiture pouvait poursuivre son chemin vers je ne sais quelle destination. Il reste cette scène qui traîne dans ma mémoire encore éblouie : celle d'une grand-mère et de son petit-fils figés dans l'éternel été de l'enfance. Nous ne faisions rien de mal cet après-midi-là.
• Denis Grozdanovitch, Petit éloge du temps comme il va, 2014.
Dès le début de cet essai, Denis Grozdanovitch explique sa philosophie : apprendre à apprécier le temps qu’il fait et le temps qui passe. Juste avant l'extrait proposé, l'auteur a exposé le vif plaisir qu’il éprouve à observer et contempler les nuages.
Il suffit de nos jours, en revanche, de déambuler dans les rues d'une ville – a fortiori en Amérique du Nord comme je viens de le faire récemment – pour constater à quel point nos contemporains ne risquent nullement de s'évaporer dans les nuées, si splendides puissent-elles être parfois ; les yeux rivés comme ils le sont sur leurs écrans miniatures transportables, ou bien encore le regard accaparé par le pilotage de leurs engins au beau milieu du trafic intense, arborant des mines soucieuses et concentrées vers l'ici-bas le plus trivial, si peu enclins, en bref, à goûter un tant soit peu le « temps qu'il fait » !
La réalité, hélas, est sans doute que le souci moderne est devenu progressivement une sorte d'impératif catégorique dont toute tentative de s'extirper est aussitôt taxée d'irresponsable légèreté. Seuls quelques réfractaires, artistes déjantés ou autres poètes lunatiques, paisiblement asociaux – inconscients pour la plupart d'être en train de braver un interdit latent –, osent encore lorgner du coin de l’œil l'évolution des nuées, et cela dans l'espace fort restreint qui leur est encore alloué entre les cimaises de nos gigantesques immeubles. Mais la plupart d'entre nous, fonçant tête baissée comme nous en avons désormais pris le pli vers nos trépidantes activités, sommes si étroitement inféodés au diktat du souci utilitaire, au seul impératif économique, que nous n'avons aucunement le loisir de connaître la teneur de nos désirs véritables, ni la liberté mentale d'examiner si nous sacrifions ou non nos heures et nos journées à un bonheur factice.
ZE FOFO :: Thème : Quel temps pour soi? :: Séquence 3 Prendre son temps :: Séance 2 L'art de perdre son temps :: Activité 2
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Dim 10 Nov - 21:42 par Barda
» Pérennité des vanités
Lun 28 Oct - 12:00 par Barda
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